from Notes du ravin
« Comme le martin-pêcheur prend feu . . . »
Apercevant parmi les saules, au bord de l’eau peu profonde, l’éclair orange et bleu de cet oiseau que, depuis des années, je n’avais pas revu, le vers de Hopkins m’a, non moins vivement, traversé l’esprit.
Choses qu’on ne peut qu’entrevoir
et qui n’ont de sens qu’évasivesorange et bleu conjugués
fruits à ne jamais cueillir
choses qu’il faut laisser aux saules, aux ruisseaux.
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Le froid, le gris, comme du fer.
Ciel couleur de fumées basses, de cendres qui auraient tout oublié du feu qu’elles furent.
Ciel qui efface le souvenir des saisons plus heureuses. Ciel fermé, porte murée.
Tout ce qui se ternit, ne renvoyant plus la lumière.
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Quand l’esprit s’égare, en souffre-t-il ? Seulement, sans doute, quand il sort de l’égarement pour en prendre conscience. Le vieil homme amaigri, mais encore debout, qui si souvent se croit ailleurs qu’il n’est, revit d’anciennes scènes de sa vie ou en invente de nouvelles : souffre-t-il, dans cet ailleurs ? Peut-être pas, le temps qu’il y croit. Il se déplace en lui-même moins difficilement que dans l’espace réel.
Mais je me redis une fois encore qu’il ne faudrait pas se tourmenter avant le temps, se laisser hanter par ce qui n’est pas encore, si menaçant, imminent que cela puisse être.
Écrire simplement « pour que cela chantonne ». Paroles réparatrices ; non pour frapper, mais pour protéger, réchauffer, réjouir, même brièvement.
Paroles pour redresser le dos ; à défaut d’être « ravis au ciel », comme les Justes.
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Jusqu’au bout, dénouer, même avec des mains nouées.
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À la fin d’un énième rêve d’égarement où, sortant, si je me souviens bien, d’un théâtre, je m’éloignais toujours plus des quartiers habités, je me suis vu descendre au mauvais chemin dans une sorte d’entonnoir où se poussaient plus que de maigres buissons et de l’herbe par taches entre les pierres. Je descendais, mais j’étais si certain que jamais je n’en remonterais que l’angoisse m’a réveillé. Cette sorte de ravin avait la forme que Dante assigne à l’Enfer, mais c’était un Enfer ordinaire dont même le plus grand esprit ne pouvait espérer revenir.
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Un peu après quatre heures de l’après-midi, la demi-lune couleur de nuage entre de vrais nuages, et au-dessous la lumière des soirs d’hiver, aussi violente que celle d’une rampe de théâtre, sur les derniers feuillages qui font alors penser à un nid, à une crèche de paille. Où l’on voudrait coucher ses pensées, gagnées lentement par le froid.
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À un an de sa mort, âgé de quatre-vingt-deux ans, Goethe offre à son ami le musicien Zelter un beau poème anniversaire, qui se termine ainsi :
« Là où tout se fige,
Savoure l’image ! »
Ainsi celle, aujourd’hui que la neige s’est mise à tomber à gros flocons, épaississant le silence, du plaqueminier illuminé de tous ses fruits orange entre ses branches emmitouflées de blanc.
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À mes pieds, ce pan de mur jaune parmi la neige, cet autre, rose : ces crépis jugés d’autres jours un peu trop neufs et suaves, on dirait en ce moment le modèle des couleurs de Morandi. Une peinture qui aurait reçu sa lumière de la neige, comme dans le poème de Leopardi dont me hantent merveilleusement ces vers :
« In queste sale antiche,
Al chiaror delle nevi . . . »
Empédocle d’Agrigente :
« Iris approrte de la mer le vent
Et les pluies abondantes . . . »
et, dans les Purifications :
« Ô mes amis qui habitez la grande ville, penchée au-dessus de l’Acragas au limon d’or
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vous que le mal n’a point souillés, je vous salue. »
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L’épaule qui grince comme un gond rouillé. Douleur, même insignifiante encore, qui pourrait s’aviver ; comme il en est qui annoncent que la mort a commencé de vous faire sentir sa poigne. Je ne devrais pas oser écrire que cette douleur de rien du tout m’a paru me rapprocher un tant soit peu de ce paysan tchétchène qu’un soldat russe empoignait brutalement à l’épaule pour le forcer à rentrer chez lui, ou à sortir du champ de la caméra.
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Max Jacob, dans une de ses dernières proses :
« J’ai vu le Seigneur sous les eaux d’une rivière. La rivière était transparente. La robe était sombre mais elle n’était ni souillée ni mouillée. »
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Phrase que je me souviens d’avoir dite, au cours d’un rêve teinté de mélancolie, à une jeune inconnue aux cheveux noirs : « À tout instant, dans ce monde-ci, il y a quelqu’un occupé à pleurer ; et quelquefois, par notre faute. »
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Cette fumée qui s’élève entre les arbres éclairés par le soir, qui flotte, sans aucun poids, telle la buée de notre respiration dans le froid, passant du gris au bleu à mesure qu’elle monte : ici, dans ce monde encore en paix, elle ne signifie que des feux de feuilles — rien de funèbre, rien d’atroce.
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« Anna Mikhaïlovna Epstein » : sa tombe submergée par la neige là où brillaient au bord du ciel, Pléiades consolatrices ou cruelles aux déportés, les bulbes dédorés du monastère de Sakhaline.
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Et voici que le soir se referme une fois de plus, replie son aile rose et dorée pour le sommeil. Je me sens le devoir de le noter. Comme le scribe faisait les comptes de la journée du commerçant : soir inscrit au livre des soirs, mais qui n’est rien pourtant que l’on puisse amasser ou négocier. On ne consigne pas un poids, un métrage, un prix : rien qui se chiffre. Plutôt quelque chose comme le croisement de deux clairs regards, d’où s’élève ce qui semble échapper à leur caducité.